** spoiler alert ** Il n’est pas aisé de revenir sur ce livre au travers d’une critique, tant il est singulier. Ni tout à fait roman historique, ni vraiment essai, le lecteur est absolument envoûté dans la construction narrative proposée par Jean-Pierre Luminet, sans vraiment comprendre pourquoi.
La conversation mise en scène dans “Le bâton d’Euclide” est avant tout une métaphore. Elle met en scène un philosophe chrétien, un médecin juif et Hypathie, brillante mathématicienne et force de la nature. Si cette dernière n’est en fait pas la vraie Hypathie, qui a vécu deux siècles plus tôt, elle lui ressemble et pourrait être sa réincarnation. Notre groupe débat avec Amru, général victorieux et bon soldat certes, mais également poète, lettré et facilement convaincu de la grandeur du “Musée”, nom de la bibliothèque d’Alexandrie. Amru ne demande qu’à être éduqué sur la grandeur de la bibliothèque, afin qu’il puisse ensuite en convaincre son calife. Pour ce faire, nos héros lui content l’histoire de ceux qui ont fait ce lieu et les livres qui l’habitent, d’Alexandre à Euclide, d’Archimède à Aristarque de Samos, en passant par Cléopâtre, de nombreux Ptolémée, et Philon d’Alexandrie.
Or Amru sait qu’il n’aura pas le dernier mot, il est avant tout l’envoyé du calife sanguinaire Omar, celui-ci étant convaincu que pour permettre à l’Islam de triompher, tout ce qui va à l’encontre de la parole du Prophète doit disparaître. Pire, au travers d’une élégante et terrible manipulation du syllogisme de Platon (“tous les hommes sont mortels; Socrates est un homme; donc... etc.), on est effaré par la pensée d’Omar: si le contenu des livres de la bibliothèque d’Alexandrie “est en accord avec le livre d’Allah, nous pouvons nous en passer, puisque dans ce cas, le Coran est plus que suffisant; s’ils contiennent au contraire quelque chose de différent par rapport à ce que le Miséricordieux a dit au Prophète, il n’est aucun besoin de les garder. Agis, et détruis-les tous.” Au fur et à mesure du livre et de la discussion entre les personnages, la position d’Amru évolue, passant de la nécessité d’obéir aux ordres de son calife, à la mission de convaincre Omar de ne pas brûler la bibliothèque, jusqu’à la fatalité, se dessinant peu à peu, de s’opposer à son chef face à sa démence.
Loin de viser et critiquer une religion par l’intermédiaire de cette rencontre, Luminet est au contraire très juste dans son approche, réussissant à faire passer un message clé, lequel est particulièrement renforcé lors de l’épilogue du récit: les extrémistes et autres fanatiques de tous bords se sont succédés dans leur folie, laquelle souvent alimentée de quête du pouvoir. Cette folie n’a pas de religion, elle est le test permanent des avancées humaines face à l’obscurantisme.
D’ailleurs, une des conclusions quelque peu déstabilisante du récit est qu’il n’est finalement pas tout à fait clair qui a brûlé la bibliothèque d’Alexandrie: César? Théophile? Omar? Les chrétiens? Les musulmans? Les romains? L’histoire est capricieuse et rarement objective. La réalité est que la bibliothèque a brûlé plusieurs fois, de la main des ennemis du savoir et de la vie. Elle a peut être également était sauvée à maintes reprises, par le même type de débats passionnés et discussions acharnées que celles qui animent nos personnages.
C’est peut être parce qu’il parle de ce qui fait et défait une civilisation que ce livre touche particulièrement. Sans avoir d’attache particulière à la ville d’Alexandrie ou à sa bibliothèque a priori, le lecteur est converti en fervent défenseur de ce lieu qui rassemble tant de connaissances, d’histoires et de progrès. Cette bibliothèque, durant les deux-cent cinquante et quelques pages du livre, devient un lieu à protéger. Elle est le symbole de ce qui nous rend humain. Car ce sont avant tout les peuples, leur intelligence, leur instinct de survie, leurs quêtes de découvertes et de savoirs, mais également leur folie, qui font et défont les mondes.
Comentarios